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Quelques fondements de l’intervention intersectionnelle

L’intersectionnalité est une notion sociologique qui prend tranquillement racine au Québec, mais qui informe déjà l’analyse féministe des théoriciennes du féminisme américain depuis quelques décennies. Bien que le terme soit utilisé à tout vent, ses fondements sont rarement présentés et les questionnements quant à sa mise en pratique restent en suspens. Ainsi, je vous propose une brève description du contexte d’émergence de l’analyse intersectionnelle avant de passer à des pistes de réflexion quant à son application dans le monde réel. 

 

L’intersectionnalité, c’est quoi ?

Très synthétiquement, l’analyse intersectionnelle réfère à une analyse qui prend en compte plusieurs formes d’oppression simultanément. Par exemple, plutôt que de mener une analyse des conditions des femmes, en général, je nuancerais mon analyse en y intégrant le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, l’ethnicité, les capacités, etc. dans le but de mieux comprendre les différentes réalités qui coexistent au sein de cette classe des femmes. 

 

Les différentes formes d’oppression font référence à des inégalités par rapport au traitement social, institutionnel ou matériel de certains groupes de personnes, selon certaines caractéristiques. L’intersectionnalité fait donc référence à l’intersection entre des systèmes d’oppressions et le fait que de se trouver à l’intersection de ces différents systèmes. Par exemple, être une femme noire hétérosexuelle et aisée (discriminée par le sexisme et le racisme systémique) amènera une forme d’oppression spécifique qui est fondamentalement différente de celle d’un homme blanc homosexuel et pauvre (discriminé par le classisme et l’homophobie). C’est aussi de comprendre que le sexisme vécu par une femme blanche n’est pas le même que celui qui est vécu par une femme racisée. Les oppressions s’entrecroisent et elles sont vécues différemment par chaque personne, selon son positionnement au sein des autres systèmes d’oppression. 

 

Parfois l’intersectionnalité est présentée comme une addition ou une multiplication des oppressions (grossophobie + homophobie + sexisme = triple oppressions). Toutefois, ses théoriciennes parleraient plutôt d’une différence substantielle, qui ne peut être comprise par une simple opération mathématique. Chaque point d’intersection est donc unique et amène une forme d’oppression spécifique qui doit être analysée comme telle. Chaque personne noire ne vit par le même racisme tout comme chaque femme ne vit pas le même sexisme. 

 

Bref, l’analyse intersectionnelle permet de nuancer l’analyse des réalités de tou·tes en postulant que le vécu de chacun·e est informé par sa place (privilège ou discrimination) au sein des systèmes d’oppression. 

 

Et concrètement, comment je fais des interventions intersectionnelles ?

Bien évidemment, ce cadre d’analyse est dense et complexe ce qui peut rendre sa mise en pratique très ardue, voire impossible. Effectivement, plusieurs débats internes mettent en lumière les limites de l’intervention dite « intersectionnelle » dans le monde réel. Dans les faits, il peut sembler que cette dernière soit utopique et que son utilité soit purement théorique. Il est évidemment impossible de brosser un portrait précis de l’emplacement de chaque individu∙e sur ces intersections et, même si c’était possible, je ne saurais pas exactement comment ajuster mon intervention à chaque cas particulier. 

 

Plus encore, les interventant·es sont très souvent déjà limité·es dans le temps à allouer à chaque personne avec lesquelles ils et elles agissent. De devoir prendre le temps de créer une intervention spécifique et compréhensive pour chacune de ces personnes est donc limité par nos ressources (temps, énergie, connaissances, etc.). De plus, apprendre à connaître une personne suffisamment pour bien saisir son positionnement social est un travail de longue haleine ; certaines informations sont plus accessibles alors que d’autres nécessitent un dévoilement de la part de l’autre. En ce sens, pour mener une intervention intersectionnelle, je dois connaître une somme d’informations intimes très importantes au sujet d’une personne.  

 

De plus, même si j’avais accès à toutes ces informations, il n’y a aucune formation qui pourrait me préparer à toute éventualité puisqu’il y a une continuité de permutation des systèmes d’oppressions. Je devrais vérifier une liste infinie d’informations pour être certain·e de mener la « bonne » intervention. En ce sens, l’intersectionnalité peut sembler inopérable vu sa trop grande complexité. 

 

Évidemment, ça ne veut pas dire que l’intersectionnalité est inutile en intervention, mais plutôt que c’est une notion à utiliser dans le but d’encadrer et d’informer les interventions plutôt que de s’y tourner pour avoir réponses claires et des champs d’action précis. 

 

Oui c’est beau, mais là pour intervenir je fais quoi ? La pratique anti-oppressive et le safer space.

Dans la suite, je présente deux pratiques importantes qui découlent de l’intersectionnalité. Bien qu’elles n'atteignent pas l’utopie intersectionnelle, elles permettent de palier certains des effets des systèmes d’oppression. 

 

Pour commencer, il faut partir de soi-même. En tant qu’intervenant·e il est important de réfléchir à ses propres biais et préjugés dans le but de limiter leur portée en contexte professionnel. Si je suis conscient·e que j’ai un biais, je pourrai le prendre en compte et limiter ses effets sur mes interventions. Au contraire, si j’ignore ce biais, il risque d’influencer mes interventions et peut causer préjudice à d’autres personne.  

 

En partant de cette déconstruction de mes prénotions (préjugés, biais, préférences, etc.), je travaille à développer une pratique anti-oppressive. Cette pratique part du constat qu’il y a bel et bien des inégalités systémiques, sociales et institutionnelles et que ces inégalités affectent non seulement les personnes avec lesquelles j’interviens, mais moi-même. Après cette prise de conscience, ça implique que nous évitions les microagressions et que nous travaillons à reconnaitre les effets que les systèmes d’oppressions peuvent avoir sur le pouvoir d’agir et la reconnaissance sociale et institutionnelle de chacun·e.  

 

Concrètement, cela signifie non-seulement que je me dois de respecter tout le monde, mais que je me dois aussi de prendre en considération les effets de l’oppression sur ces dernier·ères. En tant qu’intervenant·es nous avons un devoir de ne pas stigmatiser les personnes devant nous. Je ne dois pas non plus préjuger des réponses et des intentions de ces dernières du fait que je n’ai pas accès à leur réalité. Il faut donc communiquer et écouter avec ouverture d’esprit pour faire preuve d’empathie. 

 

Dans une continuité avec la pratique non-oppressive, nous nous devons de créer des espaces qui se veulent plus sécuritaires et (le plus possible) exempts d’inégalité et d’oppression. Évidemment, pour les personnes marginalisées aucun milieu n’est strictement sécuritaire ; elles sont encore et toujours marginalisées et potentiellement victimisées. En ce sens, on utilise le terme  safer space (milieu plus sécuritaire) plutôt que safe space (milieu sécuritaire) puisque, malgré nos efforts, aucun milieu ne peut être sécuritaire à 100% pour tout le monde. 

 

Ainsi, la création d’un safer space permet de limiter les effets des différentes oppressions dans un milieu donné. Si mon organisme accueille des personnes, je dois donc m’assurer que le lieu est exempt de discours discriminatoire. On n’y tolère aucun propos transphobes, homophobes, racistes, sexistes, capacitistes, etc. en aucun temps. Il faut aussi faire attention de ne pas forcer les individu·es à un dévoilement ou limiter l’accès à certaines ressources en créant des espaces strictement genrés (par exemple, dans des toilettes et vestiaires genrés qu’en est-il des personnes intersexes ou non-binaires ?). Il est aussi important de se questionner sur la valeur de certaines normes de nos milieux, par exemple dans les équipes sportives, la pesée peut souvent être vécue comme une microagression à caractère grossophobe ou comme déclencheur pour les personnes vivant avec des troubles alimentaires. 

 

C’est aux responsables des milieux ainsi qu’aux intervenant·es de mettre en place des espaces moins oppressifs dans le but de limiter les effets des inégalités du meilleur de leurs capacités. Si une personne mentionne qu’elle ne se sent pas accueillie ou est victime de discrimination dans le milieu, travaillez à résoudre la situation en prenant la responsabilité (ce n’est pas la faute de cette personne d’être et/ou de se sentir marginalisée). De plus, si vous réalisez que des espaces qui se veulent inclusifs sont occupés par un seul groupe de personne il est important de se questionner sur les raisons qui se cachent derrière cet état de fait et d’y réagir au besoins. 

 

Ces deux sphères d’actions sont évidemment interreliées (dans un safer space j’aurais une pratique anti-oppressive et en ayant une pratique anti-oppressive je participe à créer des espaces plus sécuritaires) et nécessitent un travail constant. C’est une remise en question des étiquettes que l’on attribue aux personnes et un approfondissement des causes des iniquités qui nous permettent de développer un espace et des comportements moins oppressifs. 

 

Pour être en mesure d’accomplir ces changements il faut commencer en étant humble et en acceptant qu’on ne comprend pas toutes les réalités et qu’il est normal de commettre des erreurs et de ne pas être prêt·e à réagir à toutes les situations. Une multitude de réalités nous sont inconnues jusqu’à ce qu’on y soit finalement confrontées, il faut donc faire preuve d’ouverture et d’empathie en plus de s’autoévaluer dans nos interventions et de se tenir à jour. De plus, il faut prendre en compte qu’en tant que personne intervenante nous sommes souvent en position de pouvoir sur nos usager·ères. 

 

En ce sens, l’intervention intersectionnelle n’est pas impossible, mais demande un travail considérable de la part des milieux et des équipes d’intervention. C’est une utopie inatteignable, mais qui permet de guider nos actions en prenant pour point de départ que les inégalités sociales existent et qu’il est de notre devoir d’y palier du meilleur de nos capacités. La création d’un safer space et la pratique anti-oppressives prend du temps et des efforts. Toutefois, sans ces efforts nous contribuons à la marginalisation et à la désaffiliation de certaines personnes...surtout les plus marginalisées. 

 

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